Revues
La
Fatigue, l’Ennui
L’Animal
Littératures,
Arts & Philosophies
N° 9, Hiver 2000
« Comme une trop longue
habitude »
Il n’est pas facile de photographier un homme
authentiquement. Les récentes polémiques autour des travaux
des photographes Salgado et Arthus-Bertrand le rappellent.
Le premier a été accusé de feindre l’art en prenant le
prétexte d’une humanité souffrante, le second d’être
seulement capable de regarder la planète « vue du
ciel », faute de pouvoir regarder les hommes dans les
yeux.
Or il faut dire ceci :
la photographie d’Yves Jeanmougin n’est ni feinte, ni
faute, elle donne sobrement à voir l’humaine réalité – ce
que celle-ci porte en elle d’espoir, de regret, de remords.
Ce qu’elle cache aussi. Elle s’ouvre depuis toujours sur
des mondes minoritaires et marginaux ;
elle est elle-même minoritaire et marginale, en
s’installant notamment dans une démarche de terrain, autour
de lieux qui appartiennent à notre mémoire sociale.
Ainsi, au printemps dernier, nous avons découvert, grâce à
Marc Monnet, les photographies que Yves Jeanmougin a
réalisées il y a quelques années au sujet de Mulhouse et
des hommes qui y vivent, y travaillent, y peinent, s’y
reposent comme ils peuvent du travail (Mulhouse,
« portraits » d’une ville, éditions La
Filature, 1994). Cet ouvrage s’est simplement imposé à
nous. Ne possède-t-il pas la capacité de manifester un
univers rude et complexe dans une image à la fois retenue,
intelligente et active ?
Et l’idée nous est alors venue que l’œuvre d’Yves
Jeanmougin ne pouvait manquer, à sa manière exemplaire, de
rencontrer les motifs, ténus et intenses, de la fatigue et
de l’ennui.
Thierry Hesse
À la
musique !
L’Animal
Littératures,
Arts & Philosophies
N° 8, Hiver 1999-2000
Du discord avant toute
chose :
le devenir musical de l’écriture.
À la musique !
– Il ne s’agit pas ici d’écrire sur ou de la musique, mais
bien de comprendre ce qu’écrire veut dire, non pas pour y
trouver l’envers de la vie réelle, la fameuse, trop fameuse
« vie vraie » mais, au contraire, pour qu’écrire
puisse enfin renvoyer à autre chose qu’à soi, à des
multiplicités se composant et s’enchevêtrant, laissant
parfois la part du hasard et de la rencontre. Qui sait
encore ce qu’écrire veut dire ?
Cette vérité est pourtant possédée toute entière par la
musique, et il faut appeler à la musique comme un mot
d’ordre pour qu’enfin ce trésor de la musicalité se répande
dans l’écriture, ou, ce qui est la même chose, que
l’écriture se souvienne que sa musicalité est sa vérité.
[…]
Il faut lire attentivement ces lettres d’auteurs, d’amis,
prendre la mesure des débuts perceptibles de ces mondes
pourtant en mouvement.
« On écrit en fonction d’un peuple à venir et qui n’a
pas encore de langage. Créer n’est pas communiquer, mais
résister. Il y a un lien profond entre les signes,
l’événement, la vie, le vitalisme. C’est la puissance d’une
vie non organique, celle qu’il peut y avoir dans une ligne
de dessin, d’écriture et de musique. Ce sont les organismes
qui meurent, pas la vie. Il n’y a pas d’œuvre qui n’indique
une issue à la vie, qui ne trace un chemin entre les pavés.
(1) » – À la musique !
Patrick Kopp
1. Gilles Deleuze,
Pourparlers,
Les Éditions de Minuit,
1990.
Entreprise
et fiction
Art
Press
N° 230, décembre 1997
Gestion des fictions humaines
Il faut voir le film de Christophe Loizillon, Le
Silence de Rak :
un homme découvre que le chômage n’est pas le versant
régressif et dépressif de sa vie professionnelle, que le
chômage s’appelle dorénavant non-travail et qu’il s’impose
comme valeur cardinale dans nos sociétés. Ce film renvoie
un écho à la fois désabusé et optimiste au magnifique
documentaire de Hervé Leroux, Reprise. Car il n’y
aura plus reprise. Le plein emploi fut un horizon dont nous
nous sommes imperceptiblement éloignés jusqu’à le perdre de
vue, définitivement. André Gorz écrit :
« Il faut ne rien attendre des traitements
symptomatiques de la “crise”, car il n’y a plus de
crise :
un nouveau système s’est mis en place qui abolit
massivement le “travail” (1). » Pourtant, patronat et
syndicats qui s’écharpent sur la question des
35 heures, prétendant faire assaut de lucidité,
s’accommodent de la persistance de ce mirage du plein
emploi.
C’est lorsque l’activité reflue que l’on aperçoit les
structures qui l’abritaient (Becher, Smithson…). Mais
l’archéologie contemporaine ne se limite pas à des sites
industriels, elle doit envisager la gestion des ressources
humaines, l’iconographie administrative. Ainsi Dominique
Dehais reproduit-il des organigrammes. De même que Zola
avait imaginé un roman s’écrivant autour d’un arbre
généalogique, des œuvres s’élaborent suivant le canevas de
l’organigramme :
recoupement d’activités distinctes, définies par Aristote
avant Hannah Arendt, à savoir les activités productives,
politiques et culturelles. Aujourd’hui, les artistes créent
des entreprises tandis que les sociétés font appel à des
producteurs de fiction. Après les historiens d’entreprise,
une tendance s’affirme actuellement qui est celle des
écrivains en résidence au sein des sociétés. Lorsqu’en 1992
Merlin Gérin fut absorbée par le groupe Schneider, ses
employés ont perdu tout repère, ne sachant plus pour qui
ils travaillaient. Mais il ne fut aucunement question de
commanditer un audit d’organisation ou d’image. C’est un
écrivain qui fut contacté, Jean-Pierre Ostende. Cette
grande entreprise, enracinée à Grenoble depuis 1920, avait
produit de l’aura (performance dans le domaine de
l’outillage électrique), de la légende (engagement dans les
maquis du Vercors d’une grande partie des ouvriers de
l’usine). Or, dépossédée de son image, elle s’avérait
incapable de continuer à produire cette
« fiction ». Merlin Gérin a donc opté, dans ce
domaine également, pour la sous-traitance. Il a paru
nécessaire d’externaliser la production proprement mythique
de l’entreprise. Le résultat est un beau livre, Les
Gens de Merlin, où la mutation d’un groupe industriel
ne se donne plus à lire au travers des stratégies de rachat
et d’absorption mais à la lumière de points de vue
littéraires (2). L’art comme gestion des fictions humaines,
au sein des circuits économiques qui ont fini de gérer,
jusqu’à les épuiser, tout ce qu’il y restait de ressources
humaines.
Jean-Yves Jouannais
1. André Gorz,
Misères du présent,
Richesses du possible, Galilée, « Débats ».
2. Les Éditions de l’Atelier/Éditions ouvrières. Les récits
de Jean-Pierre Ostende et de Jean-Yves Picq y croisent les
analyses de Bruno Lefebvre et Michel Verret, sociologues,
Monique Milhau, historienne.
Atteindre
Marseille
Le
Cheval sans tête Volume 2
Amok Éditions, 1996
Souvenirs des Dieux de paille
[…] Nos pères pouvaient bien s'appeler Armand, André,
Ahmed, Moshe, Manuel ;
nos pères pouvaient bien nous appeler aussi. Nous ne
savions rien porter, ni les habits, ni les figures, ni les
noms. Parce qu'au fond ils étaient eux et nous étions nous
et quelque chose était venu là, en plein Marseille, quelque
chose qui avait pu entrer par la fenêtre ou monter les
escaliers, et cette chose nous séparait.
Pourtant je me rappelle les avoirs accompagnés, m'être fait
habiller, je me rappelle avoir été chacun d'eux, surpris
par le mistral un jour de baptême, caché à l'ombre d'une
Souccoth, regardant les moutons morts, les poulets morts,
regardant tous les morts que l'on peut voir de Notre-Dame
de la Garde.
Mais la chose qui séparait est restée, hors de moi, hors de
nous, comme une chose qui ne meurt pas. Tous, nous avons
suivi des processions, nous étions gais, nous étions
vivants, on nous regardait et nous regardions. […]
Olivier Marboeuf
La
Culture pour s’en sortir
Télérama
Hors-Série, Janvier 1996
Des surprises de la rue aux échanges de savoir :
expériences, reportages, réflexions et adresses.
[…] Cette crise si dure qui dure frappe durement. Les plus
petits, les moins bien intégrés, abaissant les minimums
vitaux, relevant les seuils de pauvreté, recouvrant du noir
manteau de l’exclusion de plus en plus de familles et de
solitudes. Mais elle déclenche aussi un formidable élan de
solidarité enthousiaste. On dit que la France effrayée
d’une fin de siècle désordonnée se recroqueville dans une
épargne grincheuse et un cocooning hargneux. Mais nous, on
vous présente des « vedettes » de banlieues, des
chenapans poètes, des acteurs de hasard, des zonards
écrivains, des enfants architectes, des ados aux pinceaux.
Leur sérieux. Et leurs rires de bonheur.
Monique Lefèvre
Bellevilles !
Belleville
Quartiers
libres
N° 57-57, Automne 1993
Belleville
BellevilleS
Depuis le milieu de ce siècle, la mutation des quartiers de
l’ancienne commune de Belleville s’est accélérée. Annexés à
Paris en 1860, à cheval sur quatre arrondissements (Xe,
XIe, et surtout XIX et XXe), ces lieux qui au cours de
l’histoire se sont trouvés souvent meurtris par les
événements politiques et sociaux ont encore eu à souffrir
récemment de la politique d’urbanisme des élus locaux. Les
différentes populations qui s’y étaient enracinées ont subi
des traumatismes importants débouchant trop souvent sur des
dispersions douloureuses.
L’ambition de ce numéro spécial n’est évidemment pas d’être
exhaustif, mais de donner des éléments, des repères, pour
se situer dans le temps, l’espace et l’action. Elle est
tout simplement de donner des traces du passé, du présent,
pour réfléchir à l’avenir de Belleville. BellevilleS, nous
l’écrivons au singulier et au pluriel, à plusieurs voix,
avec ceux qui y habitent et/ou y travaillent, avec ceux qui
y sont depuis des lustres et ceux qui sont de nouveaux
habitants.
Une place des Fêtes normalisée sur le plan urbain malgré
les luttes de ses habitants et la permanence d’une vie
associative fournie, le quartier Ramponeau-Belleville
menacé malgré la résistance de ses habitants, des rues
animées et hautes en couleur, le parc de Belleville
remplaçant des taudis, des immeubles dégradés et des
immeubles de standing… Belleville a de multiples visages.
Mais parler de Belleville, c’est surtout parler d’hommes et
de femmes, d’histoires, de travail, de cultures, de mythes
et de réalités.
Photo de
couverture :
André Lejarre
Belleville
Hommes
& Migrations
N° 1168, septembre 1993
Babel Ville
Pour certains, Belleville conserve sa réputation sulfureuse
héritée du XIXe siècle, en particulier de la Commune
de Paris. Les « classes dangereuses » de
l’époque, ouvriers des faubourgs, petite pègre et
« partageux », ont dans cet imaginaire-là laissé
la place aux dealers des années 1970, puis aux
immigrés, clandestins de préférence, des années 1980.
Pour d’autres, à l’opposé, Belleville est le quartier
d’intégration par excellence. Lieu mythique des luttes de
la classe ouvrière parisienne, devenu sas d’entrée des
immigrés provinciaux au début du siècle, puis des Arméniens
ou des juifs d’Europe centrale dans l’entre-deux-guerres,
l’ancien village est devenu, dans cet autre imaginaire, une
préfiguration idyllique du fameux village planétaire, où
les cultures de partout se côtoient harmonieusement.
En fait, Belleville ne mérite sans doute pas autant
d’indignité ni autant d’honneurs. C’est d’abord un faubourg
populaire, un des derniers de Paris – mais pour combien de
temps encore ?
–, qu’il est intéressant d’observer à la loupe car il est
un peu l’archétype français de ce que l’on appellerait
ailleurs un « quartier ethnique », même si cette
notion renvoie à une réalité anglo-saxonne bien différente
de celle de Belleville.
Car à Belleville, à la différence des quartiers
mono-ethniques américains, se côtoient effectivement, sans
trop de heurts apparents, Français, Asiatiques, Maghrébins
de toutes confessions, Africains… Là s’élabore un mode
d’entrée dans la société française le moins traumatisant
possible :
la communauté prend en charge les nouveaux venus, tandis
que la solidarité, mais aussi, il faut bien le dire,
l’auto-exploitation assurent la pérennité du groupe.
Les populations de différentes origines cohabitent donc
selon un principe implicite que la plupart semblent avoir
intégré :
« La liberté des uns s’arrête où commence celle des
autres. » Ce principe est sous-tendu par de subtils
mécanismes d’occupation de l’espace, où les us des uns ne
doivent pas entrer en conflit avec les coutumes des autres,
ce que Patrick Simon résume par une formule qui pourrait
être la devise du quartier :
« Belleville appartient à tous car tous lui
appartiennent. »
Mais ces règles de cohabitation ne peuvent fonctionner bon
an mal an que si les solidarités restent effectives et
possibles à l’intérieur des différents groupes et entre les
groupes qui habitent le quartier. Or elles sont chaque jour
mises en pièces par la rénovation qui chasse les plus
démunis. Au point que Belleville est un quartier de moins
en moins populaire, puisque d’ores et déjà moins de la
moitié de sa population active est composée d’ouvriers et
d’employés. La déliquescence des solidarités peut alors
entraîner ce qu’ailleurs elle a provoqué sur une grande
échelle et qui n’existe là, pour l’instant et contre toutes
les idées reçues, que de manière marginale :
anomie sociale, délinquance, xénophobie.
Philippe Dewitte
Expressions
algériennes
Impressions
du Sud
N° 27/28, hiver/printemps 1991
…dans l’inquiétude actuelle sur l’avenir des rapports entre
le monde arabo-musulman et l’Occident, il apparaît plus que
jamais que le principal déficit entre nos sociétés reste
d’ordre culturel. Pour réduire ce fossé et maintenir un
dialogue, l’Europe latine et le Maghreb ont sûrement un
rôle primordial à jouer afin d’éviter que les relations
inter-méditerranéennes ne soient interrompues pour
longtemps. C’est dans cet esprit qu’ont été conçues ces
« Expressions algériennes » qui souhaitent
contribuer à une meilleure connaissance des enjeux actuels
d’une société à la croisée des chemins et en pleine
explosion culturelle et créatrice. À un temps de crise et
de doute, nous avons voulu répondre, avec nos amis d’Alger,
et comme dit le poète, par une « salve
d’espoir ».
Jean-Jacques Boin
Expressions algériennes
L’attention des médias français polarisés, pour
l’essentiel, autour de la montée – certes indéniable – des
forces islamiques, a pour effet de gauchir quelque peu la
réalité des enjeux qui se disputent aujourd’hui en Algérie.
À l’origine des « tragiques événements
d’octobre », comme on les désigne en Algérie, il y a
d’abord et avant tout une immense exigence démocratique que
révèle bien l’effervescence culturelle qui caractérise ces
deux dernières années.
Les formes et les champs d’expression se diversifient : la
littérature cantonnée jusqu’ici aux langues française et
arabe, voit naître des romans, recueils de poésie ou
nouvelles en berbère ; les troupes de théâtre se
multiplient et élargissent leur thématique, de même que les
groupes musicaux (dans les différentes langues), les
expositions (arts plastiques, photos…).
Les modes d’expression eux aussi se diversifient : la
critique sociale, la satire politique, le lyrisme et la
nostalgie liés à la quête d’un âge d’or – passé et à venir
– mythique et surtout l’humour (sous la forme de B.D.,
caricatures, sketches, journaux satiriques jouant à la fois
sur l’arabe, le berbère et le français) prennent le pas sur
la célébration et le panégyrique de rigueur dans la période
d’« unité uniformisante ».
Dans cette euphorie de liberté d’expression reconquise, les
femmes en tant que créatrices ou en tant que source
inspiratrice, jouent un rôle indéniable. La question
féminine constitue un lieu de résistance majeure contre les
nouvelles formes d’intolérance.
Selon nous, ce re-déploiement culturel – dont nous avons
essayé de donner un aperçu à travers cet ensemble
d’articles, qui privilégie l’expression plurielle, la
diversité, le besoin d’une créativité nouvelle – dit mieux
que le politique immédiat, les véritables enjeux de la
société algérienne d’aujourd’hui.
Christiane Achour, Zineb Ali-Benali et Dalila Morsly
Photo de
couverture :
Yves Jeanmougin
Marseille
Capitale
Novembre-Décembre 1988
Longtemps, Marseille ne fut pour moi qu’une escale, un sas
entre l’Afrique quotidienne et l’Europe estivale. Escale,
transit, cette ville n’en finissait pas de n’être que
passage.
La Porte de l’Orient est rentrée au bercail. Marseille, le
port-principauté, a jeté l’ancre en France et réapprend
l’Europe à ses enfants d’ailleurs.
Marseille est un empire en soi. Désormais, le monde est
village. L’aventure n’est plus au loin mais au coin, entre
Estaque et Pastré, entre recherche et création.
La ville, toujours ouverte, est enfin capitale.
Philippe Mano